88 jours - le travail en ferme en Australie (1)
88 jours. Tous les backpackers venus en Australie avec un Working Holiday Visa savent ce que ce chiffre représente : c’est le nombre minimum de jours de travail dans une exploitation agricole pour pouvoir prétendre à un second visa. Je suis passé par là moi aussi, à deux reprises, lors de mon premier séjour dans le pays entre 2016 et 2017. J’ai encore aujourd’hui des sentiments très mitigés à l’égard de cette période de ma vie, mélange de détestation et de mélancolie, mais une chose est sûre, elle m’a marqué profondément et je ne l’oublierai jamais. Voici le récit de ma première expérience de travail en ferme en Australie : le ramassage de fraises à Caboolture dans le Queensland.
Je suis arrivé en Australie à la toute fin du mois de juin 2016. Pendant plusieurs semaines, je n’ai rien fait d’autre que voyager, sillonnant la côte est du pays à bord du van que j’avais acheté à Cairns, au nord du Queensland. Je vivais au rythme du soleil, me levant tôt chaque matin sans avoir besoin de réveil et me couchant à la tombée de la nuit. Je profitais de cette liberté nouvelle, me laissant porter par mes envies du moment, sans plan de route préétabli. Les paysages sublimes se succédaient les uns après les autres dans un kaléidoscope d’images chatoyantes, entrecoupés de soirées au coin du feu sur des freecamps isolés ou occasionnellement d’une nuit en auberge de jeunesse. Je me délectai de chaque kilomètre parcouru, du vent qui fouettait mon visage lorsque je roulais avec la fenêtre ouverte, de la perspective de ces rubans d’asphalte rectilignes qui semblaient s’étirer jusqu’à l’infini.
Au bout de deux mois, j’ai commencé à ressentir la fatigue de ce mode de vie nomade. J’avais envie de trouver un endroit où rester plus longuement, de reprendre une vie sociale un peu plus poussée que les brefs échanges avec d’autres voyageurs dont je devais me contenter. J’étais arrivé à Brisbane, à peu près à mi-chemin entre Cairns et Melbourne, la ville où j’avais prévu de m’installer au bout de mon road trip. C’était la région idéale pour une halte de quelques semaines avant de reprendre ma route vers le sud. Et puis j’étais surtout curieux de me lancer dans une expérience que font la majorité des backpackers en Australie : le travail en ferme. C’était l’occasion ou jamais de découvrir une autre facette du pays, plus rurale, pas forcément plus authentique mais assurément tout aussi concrète que le bouillonnement urbain de ses métropoles ou la beauté tropicale de ses plages. C’était expérimenter la vie dans le bush et me confronter à la réalité d’un travail physique où l’on ne compte pas ses heures. C’était lever le voile sur un monde que je ne connaissais pas, dans lequel il ne me serait jamais venu à l’idée d’évoluer si j’étais resté chez moi.
Parmi les voyageurs que j’avais croisés depuis mon départ, nombreux étaient ceux qui avaient travaillé en ferme à un moment de leur séjour. Je n’étais depuis un moment déjà plus le petit nouveau fraichement débarqué en Australie, mais chacune de ces rencontres me donnait l’impression que je ne faisais pas encore complètement partie du même clan que ceux qui avaient passé trois mois à ramasser des bananes ou des cerises. Il y avait ceux qui avaient travaillé en ferme, et ceux qui avaient seulement voyagé ; il y avait un avant et un après. Les premiers jours de labeur allaient constituer une sorte de rite initiatique auquel je comptai désormais me mesurer.
Avec l’aide inattendue de Youri, un homme d’une quarantaine d’années, chauve, très musclé et avec un fort accent d’Europe de l’Est qui séjournait dans le même dortoir que moi dans mon auberge de jeunesse à Brisbane, j’étais parvenu à décrocher un job dans une exploitation de fraises à Caboolture, à une cinquantaine de kilomètres plus au nord. Mon premier boulot en Australie ! J’arrivai sur place le dimanche matin, prêt à commencer le lendemain. Si les environs ne manquaient pas de charme (les Glass House Mountains, Bribie Island…), je compris vite que Caboolture n’était rien d’autre qu’une satellite city, une ville-dortoir sans âme. Ce ne serait vraisemblablement pas là que je vivrais les moments les plus trépidants de mon séjour… Je repérai tout de même un camping bon marché où plusieurs autres backpackers travaillant aux alentours avaient élu domicile, et je m’y installai à mon tour.
Le lundi matin, à six heures et quart précises, j’engageai mon van sur une allée cahoteuse conduisant à la ferme où j’allais travailler. Je me garai à côté d’un hangar en tôle et coupai le contact. Le jour se levait à peine, il faisait frais dans la semi-pénombre de l’aube et l’herbe était mouillée par la rosée. Une brume matinale enveloppait le paysage, à travers laquelle je distinguai une rangée d’eucalyptus barrant l’horizon et masquant les premiers rayons du soleil, dont on n’apercevait qu’un halo lumineux. Rien ne bougeait, et en-dehors du cri étouffé de quelques oiseaux au loin, on n’entendait aucun bruit.
Soudain, deux minibus blancs apparurent sur l’allée dans un nuage de poussière. Ils s’arrêtèrent à quelques mètres de mon van et une quinzaine d’Asiatiques en vêtements de travail en descendirent. Au même moment, une femme d’une quarantaine d’années à l’air sévère et vêtue d’un jean usé, d’une chemise à carreaux dont elle avait remonté les manches jusqu’aux coudes, et d’une paire de bottes en caoutchouc sortit du hangar. Elle cria quelques ordres à l’un des Asiatiques qui s’empressa de faire la traduction aux autres membres du groupe, puis elle m’aperçut et se dirigea vers moi.
« Salut. C’est toi le nouveau qui commence aujourd’hui ? Ok alors suis ce groupe, Nick t’expliquera ce qu’il faut faire. Passe me voir ce soir avant de partir, que je te file les papiers nécessaires. »
Et sans plus de précisions, elle fit demi-tour et retourna à grandes enjambées vers le hangar, me laissant seul et un peu perplexe. Je m’apprêtais à emboiter le pas au groupe d’Asiatiques qui s’éloignaient dans l’autre direction, quand un 4×4 gris cabossé apparut à son tour et vint se ranger à côté de mon van. Un garçon trapu et musculeux un peu plus jeune que moi et portant une casquette à l’envers ainsi qu’une très jolie fille aux longs cheveux blonds en descendirent. Elle me sourit et s’adressa à moi en anglais :
« Salut ! Tu es nouveau ? Tu viens d’où ?
-Salut ! Oui, c’est mon premier jour aujourd’hui. Je m’appelle Matthias, je suis Français, et vous ?
-Oh, mon boyfriend aussi est Français ! Moi c’est Erica, je viens de Suède.
-Et moi c’est Thomas, me dit le boyfriend en question en me serrant la main. Il faut qu’on se dépêche, le picking va commencer et ils n’aiment pas qu’on soit en retard ici. »
Je les suivis tandis que nous nous dirigions vers l’extrémité d’un champ où le groupe d’Asiatiques se mettait déjà à l’œuvre, dirigés par un homme d’une trentaine d’années portant un gilet orange avec des bandes réfléchissantes et un chapeau de cow-boy. En chemin, Thomas m’expliqua brièvement comment se passait le travail :
« Les fraises sont plantées en lignes parallèles. On utilise des chariots comme ceux que tu vois là, qui sont un peu plus larges que les rangées de fruits et ouverts au milieu. Tu t’assois à l’avant, dos au champ, les jambes écartées de chaque côté des rangées et tu ramasses les fraises en te penchant au sol. Tu les mets dans des cagettes en plastique en face de toi, une pour les bonnes, une autre pour le rubbish, celles qui sont abîmées et qui ne sont pas vendables. Ne ramasse surtout pas celles qui ne sont pas encore mûres ! Et puis tu fais avancer le chariot en marche arrière en poussant sur tes pieds. Quand tu arrives au bout d’une rangée, tu amènes tes cagettes au camion où ils les pèsent pour savoir combien de fruits tu as ramassé, et tu recommences un peu plus loin. »
Le principe était simple, mais cela s’avéra très rapidement être un travail éreintant. Le chariot était lourd et difficilement manœuvrable. Parfois il s’embourbait dans la terre meuble et je devais pousser de toutes mes forces pour le faire avancer, et parfois il butait sur un caillou, m’obligeant à me lever pour le retirer et me faisant perdre le rythme. J’étais constamment penché, et en à peine une heure mon dos commença à me faire souffrir. Certaines fraises se laissaient facilement détacher, mais d’autres étaient bien plus coriaces, et mes mains vite endolories me firent regretter de ne m’être pas muni de gants de protection. Quand j’arrivai au bout de ma première rangée, les plus rapides finissaient déjà leur deuxième, mais je fus quelque peu rassuré de voir que d’autres l’entamaient seulement, parmi lesquels Erica qui me devançait de peu.
Au bout d’un long moment, la femme qui m’avait accueillie cria à la cantonade « Ok guys, 15 minutes break! ». J’avais l’impression d’avoir travaillé pendant des heures, mais je constatai douloureusement qu’il était à peine plus de neuf heures du matin. Le soleil avait dispersé la brume et réchauffé l’atmosphère, et avec l’effort physique j’étais déjà en sueur. Je m’assis à côté de Jordan et Erica, à l’ombre d’un arbre.
« Alors comment tu te sens ? me demanda-t-elle en anglais.
-J’ai mal partout, dis-je en grimaçant. Je crois que je vais avoir des courbatures pour tout le reste de la semaine.
-On s’habitue vite, répliqua Thomas en français. J’ai eu très mal aux jambes et aux épaules mes deux premiers jours, mais maintenant ça va. Par contre, les douleurs de dos restent plus longtemps.
-On travaille jusqu’à quelle heure ?
-En général jusqu’à seize ou dix-sept heures. Ce sont les superviseurs qui nous disent quand on peut s’arrêter, lorsqu’on a fini toutes les parcelles qu’ils voulaient qu’on fasse dans la journée.
-Ils n’ont pas l’air très aimables… fis-je remarquer.
-Ça dépend lesquels. Nick celui qui est là aujourd’hui avec le chapeau de cow-boy est sympa ; Judy est autoritaire mais pas méchante, et elle nous laisse le plus souvent tranquille. De temps en temps il y a un Indien qui a l’air gentil comme ça mais qui en réalité est assez fourbe et n’hésitera pas à te faire recommencer une rangée tout entière même si tu n’as oublié que quelques fraises. Mais le pire c’est Brett, le manager. Lui c’est un vrai salopard. Si tu le vois un jour, méfie-toi et fais en sorte de ne laisser aucun fruit. Tu ne pourras pas le rater, il est toujours avec son quad. Un vrai bogan, un connard du bush qui profite des backpackers pour avoir de la main d’œuvre à pas cher !
-Et le groupe d’Asiatiques, vous les connaissez ?
-Non, et ils ne m’intéressent pas. Ils sont Indonésiens je crois, mais pratiquement aucun ne parle anglais, ou alors très mal. Qu’ils restent entre eux, ça me va très bien. Nous on est là pour finir notre farmwork, dans trois semaines on aura fait la totalité de nos quatre-vingt-huit jours et on se cassera sur la Gold Coast pour profiter des clubs et de la plage ! »
Je n’avais pas trop apprécié son attitude : il avait laissé Erica hors de la discussion en s’exprimant en français sans faire aucun effort de traduction, et il y avait une sorte de mépris dans sa voix qui ne me plaisait guère. Mais Nick nous fit alors signe de reprendre le travail, et je n’eus pas le temps de poser plus de questions.
Le reste de la journée se poursuivit au même rythme, sous un soleil de plus en plus chaud. Je ramassai des centaines de fraises, certaines presque aussi grosses que mon poing, et je remplissais plusieurs dizaines de cagettes. L’épuisement me gagnait petit à petit, et je dus m’arrêter à plusieurs reprises dans l’après-midi pour étirer mon dos ankylosé. Nous fîmes une autre pause de quarante-cinq minutes le midi, et vers 16h30 Judy annonça la fin de la journée. Je restai un quart d’heure supplémentaire pour achever la rangée que j’avais entamée, puis j’allais la voir pour discuter de mon contrat.
« Voilà tes papiers, me dit-elle en me tendant deux documents agrafés. Il y en a un pour toi, et un pour nous. Remplis tout ce qu’il y a remplir, signe et ramène le demain avec tes informations bancaires. Ici on paye au rendement, selon la quantité de fruits que tu ramasses : soixante-cinq cents par kilogramme de fraises, cinquante-cinq par kilogramme de rubbish. Le salaire est versé chaque semaine, en général le mercredi ou le jeudi. Pas de questions ? Très bien, alors à demain et sois à l’heure ! »
Je fis le calcul dans ma tête. J’avais noté à chaque pesée le poids des cagettes que j’avais ramassées, arrivant péniblement à un total d’environ 150kg, soit à peine une centaine de dollars australiens. Pas terrible pour neuf heures de boulot… J’allais devoir sérieusement accélérer pour que ce travail devienne rentable !
Cette première journée m’avait épuisé, et je me couchai très tôt ce soir-là. Le lendemain matin, le réveil sur les coups de cinq heures et demie du matin fut très compliqué. Pendant un moment, je fus tenté de me rendormir et de laisser tomber ce job si pénible. Après tout, je n’avais pas fait tout ce voyage jusqu’en Australie pour aller me casser le dos dans une ferme du Queensland ; mais j’étais aussi venu avec l’envie et la curiosité de tester de nouvelles expériences et de découvrir un nouveau mode de vie, et il était hors de question que j’abandonne dès le premier jour. A six heures trente, je me garai au même endroit que la veille et je reprenais le travail, ramassant à nouveau en quelques heures plus de fraises que je ne pourrais en manger de toute ma vie.
Rapidement, cela devint une véritable routine. Je me levais à l’aube, déjeunais rapidement et conduisais jusqu’à la ferme. Je passais la journée courbé sur les rangées de fruits, écoutant de la musique pour me motiver. Mon rythme augmentait quotidiennement, et je dépassais rapidement Erica. Le soir venu, lorsque Judy ou un autre superviseur annonçaient la fin de la journée, je rentrais au camping où je résidai au nord de Caboolture. Je prenais une longue douche, puis j’ouvrais une bouteille de bière et je m’installais en compagnie des autres backpackers qui travaillaient dans d’autres fermes des environs. La plupart étaient Français, et je m’entendais notamment très bien avec l’un d’entre eux, Jordan, un passionné de football et supporter acharné de l’Olympique Lyonnais avec qui j’avais chaque soir de longues discussions finissant invariablement par tourner autour du ballon rond. Et puis tout recommençait le lendemain.
Après le premier jour, je n’avais pas cherché outre mesure à sympathiser avec Thomas et Erica, et eux ne m’adressèrent plus guère la parole non plus, préférant se mettre à l’écart du groupe lors des temps de pause. Je discutai en revanche à quelques reprises avec l’un des Asiatiques, qui se surnommait lui-même Tiger. Il m’expliqua que lui et ses collègues étaient en réalité Philippins, et qu’ils étaient en Australie depuis quelques mois avec l’objectif de gagner un maximum d’argent qu’ils pourraient ensuite envoyer à leurs proches restés chez eux. Il y avait une sympathie touchante dans son anglais assez basique et dans sa façon de m’appeler brother avec un grand sourire, et même si nos conversations n’étaient ni très longues, ni très poussées, j’appréciai échanger avec lui.
A la fin de la semaine, je parvins à atteindre les 250kg de fraises ramassées quotidiennement. Cela restait faible par rapport aux quantités ramassées par les plus rapides parmi lesquels figurait Tiger, mais j’étais plutôt satisfait de moi. C’est là que les ennuis commencèrent.
Le dimanche, seul jour de repos hebdomadaire, il plut toute la journée. Le lundi, le sol gorgé d’eau de la ferme était devenu impraticable pour les lourds chariots, et Judy nous renvoya chez nous dès midi, épuisés et couverts de boue. Le soleil revint le mardi, mais ce temps maussade semblait avoir eu un impact sur la croissance des fraises et ma production journalière chuta drastiquement. Le soir, Jordan m’annonça qu’il avait été renvoyé de la ferme où il travaillait et que lui et sa copine allaient quitter la région dès le lendemain, à mon grand regret. Le mercredi, je fis la connaissance de Brett, aussi peu amène que Thomas me l’avait décrit. Il arriva en trombe sur son quad et se mit à inspecter chacune des rangées sur lesquelles nous venions de passer. Je venais d’entamer la mienne et il ne s’arrêta pas à ma hauteur, mais Tiger et plusieurs autres Philippins se firent copieusement réprimander pour avoir oublié quelques fraises et durent recommencer du début. Et puis enfin, le jeudi, je reçus mon bulletin de paye de la semaine précédente.
D’après mes calculs, je m’attendais à toucher entre 700 et 800 dollars australiens, mais en réalité le total s’élevait très précisément à 683 dollars… auquel il fallait encore retrancher 191 dollars de taxes. Au final, pour six jours et une cinquantaine d’heures de travail extrêmement pénibles et physiques, j’avais perçu sur mon compte un peu moins de 500 dollars (environ 300 euros) soit à peine dix dollars de l’heure en moyenne, moitié moins que le salaire minimum en vigueur en Australie. C’était la goutte d’eau de trop ; j’avais essayé autant que possible, mais je ne pouvais pas continuer à travailler dans ces conditions pour un salaire aussi faible.
Le vendredi, j’allais voir Judy à la fin de la journée pour lui expliquer que je voulais m’en aller. Je craignais sa réaction, redoutant qu’elle ne s’emporte ou qu’elle ne refuse de signer le formulaire certifiant que j’avais travaillé dans sa ferme et qui me serait utile si j’envisageai un jour de postuler à un second visa. Mais elle ne parut pas surprise outre mesure et elle me répondit très aimablement :
« No worries Matthias, c’est un boulot difficile et ce n’est pas fait pour tout le monde. Est-ce que tu peux quand même revenir travailler demain ? Cela me laissera le temps de te préparer le papier dont tu as besoin. »
C’était la toute première fois qu’elle m’appelait par mon prénom, me prenant par surprise ; je ne savais même pas qu’elle le connaissait. J’acceptai et je revins le samedi pour une ultime journée de travail. Après avoir pesé ma dernière cagette, Judy me souhaita bon vent en me tendant le formulaire signé, attestant que j’avais accompli douze jours sur les quatre-vingt-huit nécessaires à l’obtention d’un second visa. Tiger me salua chaleureusement, tandis que Thomas et Erica s’étaient pour leur part éclipsés sans me dire un mot. Ils ne me manqueraient pas.
Malgré la difficulté de ces deux semaines de fruit picking, je n’ai jamais regretté cette période. J’y ai beaucoup appris sur moi-même, sur ce que j’étais capable d’endurer, et surtout sur la chance que j’avais eu de voir le jour en France, dans une famille relativement aisée. Je n’avais jamais manqué de rien, nous partions en vacances tous les étés, j’avais pu faire de longues études… J’avais eu le luxe de pouvoir partir un an en voyage à l’étranger, et au moment de travailler en ferme, je pouvais me permettre d’appeler cela une « expérience » et de démissionner au bout de deux semaines simplement parce que j’étais trop fatigué. A l’inverse, c’est un véritable moyen de survie pour beaucoup de gens. Tiger et les autres Philippins ramassaient des fraises six jours sur sept depuis plusieurs semaines sans interruption, bien plus rapidement que moi et sans se plaindre parce qu’ils avaient besoin de l’argent même modeste que cela leur rapportait. Là où je me sentais exploité, eux gagnaient plus que s’ils étaient restés dans leur pays d’origine, et aucun d’entre eux ne pouvait se permettre de s’en aller du jour au lendemain comme je le faisais. J’étais conscient de ces privilèges, mais lorsque je partis de Caboolture, ce fut sans me retourner.
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