Au cœur du désert de Californie

Au printemps 2018, j’ai réalisé l’un de mes rêves : j’ai effectué un road trip inoubliable de six semaines dans l’Ouest Américain. Entre un début de voyage très compliqué à Los Angeles, la découverte du parc d’Anza-Borrego et l’émotion d’un passage par Salvation Mountain, voici le récit des premiers jours de ce périple, au cœur du désert de Californie.

J’ai atterri à Los Angeles le matin du 10 avril 2018.

C’était la troisième fois que je mettais les pieds sur le sol Américain. Pendant le vol d’une dizaine d’heures depuis Tokyo, j’avais repensé avec tendresse à ma première fois, à l’été 2015. C’était mon tout premier grand voyage en solitaire, trois semaines en Amérique du Nord ; je m’étais rappelé de ma timidité, de mes maladresses, mais aussi du bonheur que j’avais eu à explorer Boston, New-York, Québec, de cette émotion nouvelle, de cette sensation si plaisante de liberté que j’effleurais à peine.

Cette fois, c’était différent. Je n’étais plus ce voyageur inexpérimenté et un peu peureux, ne s’écartant jamais bien loin des sentiers battus. J’arrivais au bout d’un périple entamé en septembre 2017, qui m’avait conduit au Canada, à Hawaï, en Nouvelle-Zélande, en Australie et au Japon. Il me restait environ six semaines avant de rentrer chez moi en France, que j’allais occuper en réalisant un rêve : partir en road trip à travers l’Ouest Américain. Le Grand Canyon, Monument Valley, la Route 66… Tous ces noms évocateurs qui avaient nourri mes fantasmes pendant des années étaient enfin à portée de main.

J’avais prévu de rester trois jours à Los Angeles avant de prendre la route. En franchissant la ligne internationale de changement de date au cours de mon vol, par un tour de passe-passe qui laisse l’esprit un peu pantois, j’avais atterri quelques heures… avant le moment où j’avais décollé de Tokyo, l’après-midi de ce même 10 avril. Le phénomène bien que logique était un peu déroutant, mais il signifiait surtout qu’alors qu’il faisait nuit au Japon, j’entamais une seconde journée consécutive, en n’ayant pratiquement pas dormi dans l’avion. Je n’avais jamais eu à subir un décalage horaire aussi brutal et exténuant, mais je n’étais pas au bout de mes peines.

USA, California, Los Angeles

J’ai fondamentalement détesté Los Angeles. Mon profond épuisement y était pour quelque chose, mais je crois que ce qui m’a le plus choqué, c’est la comparaison avec le Japon d’où j’arrivais. Ici, les rues étaient sales, les quelques personnes à qui je m’adressais étaient peu avenantes et malpolies, les transports en commun étaient catastrophiques… Ma première promenade avait été pour le célèbre quartier de Beverly Hills, que j’avais rapidement trouvé artificiel, bling-bling, et totalement dénué d’intérêt. Mais le pire était encore à venir. Alors que j’essayais de trouver le sommeil dans l’auberge de jeunesse un peu crasseuse que j’avais choisie par défaut, j’entendis des bruits venant de l’étage supérieur : meubles déplaces, bruits de pas, même une perceuse aux environs de minuit… Un des employés était tout simplement en train d’effectuer des travaux de rénovation, qui avaient duré jusqu’à trois ou quatre heures du matin ! Je m’en étais plaint le lendemain au manager, qui au lieu de s’excuser m’avait violemment insulté et même physiquement menacé ! Heureusement, la réceptionniste avait accepté de me rembourser et j’avais pu trouver une autre auberge au pied levé, mais ce séjour commençait décidément bien mal.

Quel soulagement le troisième jour de pouvoir enfin récupérer ma voiture de location et prendre la route ! Je me sentais si gonflé d’enthousiasme que ni les deux heures d’attente à l’agence de location ni les embouteillages sur les immenses autoroutes à cinq voies autour de Los Angeles n’avaient pu entamer mon plaisir. Cette première journée de road trip n’avait pourtant rien eu d’extraordinaire : j’avais pris la direction de San Diego plus au sud, mais refroidi par ma mauvaise expérience à L.A. j’avais choisi de ne pas visiter la ville et je m’étais contenté de m’arrêter en chemin pour une promenade dans la très jolie réserve naturelle de Torrey Pines, sur la côte Pacifique, puis de déambuler le soir sur la péninsule de Point Loma et son vaste cimetière militaire. C’est surtout la journée du lendemain que j’attendais avec impatience.

Je m’étais réveillé en forme, après une bonne nuit de sommeil, enfin. J’avais pris la direction de l’est, d’abord sur d’autres autoroutes à multiples voies, puis sur des routes se réduisant petit à petit en largeur, tandis que les immeubles et centres commerciaux étaient remplacés par des maisons individuelles et par une végétation sèche et aride. Et puis cette végétation s’était à son tour raréfiée, le sol était devenu de plus en plus rocheux, les arbres avaient disparu et avaient progressivement cédé la place à des cactus et à quelques touffes d’herbe jaunie par le soleil. Soudain, au détour d’un virage, l’horizon s’était dégagé et j’avais pu contempler pour la première fois la vaste plaine du désert d’Anza-Borrego face à moi.

Je ne sais plus trop ce qui m’avait décidé à visiter ce Parc d’Etat peu connu, mais j’ai adoré le parcourir. Son nom vient d’un explorateur espagnol du 18e siècle (Juan Bautista de Anza) et du mouflon à larges cornes vivant dans la région, « borrego » en espagnol. Je n’en ai pas vu, mais chose appréciable j’ai aussi croisé très peu de touristes et j’étais souvent seul. C’était exactement ce que j’espérais retrouver avec ce road trip : la liberté de voyager en solitaire, d’aller où je voulais, en m’arrêtant où et quand je le désirais, sans contraintes. Je me sentais bien mieux depuis que j’étais de nouveau en pleine nature. L’épuisement du décalage horaire était maintenant complètement oublié et remplacé par une énergie stimulante, que j’avais mis à profit pour découvrir ces paysages désertiques fascinants, presque lunaires. J’effectuai une courte randonnée jusqu’à une étonnante oasis verdoyante ; je me faufilai à l’intérieur d’un étroit canyon en fente ; plus tard, je contemplai les « badlands » prendre une fabuleuse teinte rougeâtre au coucher du soleil. C’est à regret que je reprenais la route en fin de journée pour rejoindre la petite ville de Brawley à une heure de là pour y passer la nuit.

L’un de mes films préférés, sans doute celui qui m’a le plus inspiré dans mes voyages est Into The Wild. Une scène notamment m’a toujours beaucoup ému, celle où le personnage principal Christopher McCandless (joué par Emile Hirsch) et son amie Tracy (Kirsten Stewart) visitent une colline entièrement recouverte de peinture dans le désert, et rencontrent le vieil homme qui l’a décorée. J’ai toujours trouvé ce moment très poétique, d’autant plus lorsque j’ai découvert que ce vieil homme si touchant n’était pas un acteur ; son nom est Leonard Knight, et il a dédié toute sa vie à cet endroit au milieu de nulle part, essayant de propager un message d’amour universel avec notamment sa phrase fétiche peinte un peu partout « God loves us », « Dieu nous aime ». Cette colline s’appelle Salvation Mountain et elle se trouve à seulement trente minutes de route de Brawley. A la réflexion, c’est d’ailleurs probablement pour cela que j’avais décidé de passer par Anza-Borrego : ce n’était rien d’autre qu’une étape en direction de Salvation Mountain, ma véritable destination pour ce début de road trip.

J’avais regardé une fois de plus le film cette nuit-là, et en arrivant sur place j’avais presque la chair de poule de découvrir ce lieu. C’était un moment très émouvant pour moi ; une sensation incroyable de félicité m’avait envahie, et maintenant que j’étais là moi-même je trouvais le message naïf de Leonard Knight encore plus touchant. J’aurais adoré pouvoir le rencontrer, mais il est malheureusement décédé en 2014. Je m’étais alors souvenue d’une phrase qu’il prononce dans le film, illustrant bien mon état d’esprit à cet instant précis : « I really love it here, I think the freedom of this place is just so beautiful to me, I wouldn’t move for ten million dollars », « J’aime beaucoup être ici, je trouve la liberté de cet endroit tellement belle pour moi, je ne partirais pas même pour dix millions de dollars ».

Juste à côté de Salvation Mountain se trouve une communauté alternative d’hommes et de femmes ayant choisi de vivre en marge de la société moderne : Slab City. D’autres scènes d’Into The Wild y ont été tournées : c’est là que Chris retrouve Jan et Rainey (Catherine Keener et Brian Dierker), le couple de hippies avec qui il séjourne quelques temps, et c’est là qu’il rencontre Tracy un soir où elle joue de la guitare sur la scène ouverte (qui existe vraiment) de The Range. Je m’y suis promené après avoir quitté Salvation Mountain, essayant de comprendre ce qui poussait ces gens à venir s’installer ici, au milieu de nulle part. J’avais discuté quelques minutes avec deux hommes installés à l’ombre de l’auvent de leur caravane, vendant quelques babioles aux touristes de passage. Ils m’avaient expliqué qu’ils ne tarderaient pas à reprendre la route pour aller passer l’été plus au nord, où les températures étaient plus clémentes, comme le font beaucoup d’habitants de Slab City. Quant à la question de savoir pourquoi ils revenaient toujours à l’automne, année après année, ils avaient répondu en cœur : « parce qu’ici personne du gouvernement ne vient nous ennuyer ! »

Je finis par repartir vers le nord en direction du Parc National de Joshua Tree, mais j’avais encore prévu de faire une dernière halte en chemin. Je voulais voir de mes propres yeux le résultat d’un terrible drame environnemental: la mer intérieure de Salton Sea.

Au début du 20e siècle, des travaux furent effectuées sur le Colorado pour améliorer l’irrigation de nouvelles régions agricoles. Des canaux furent créés pour dévier le courant, mais suite à une crue l’eau s’engouffra dans une brèche et s’écoula dans le bassin de Salton, à 72m sous le niveau de la mer. Il fallut 2 ans pour rétablir la situation, assez pour qu’un immense lac se forme. Cela fut d’abord perçu comme une opportunité : des promoteurs construisirent des bases nautiques sur les rives de cette mer intérieure et plusieurs villages furent créés de toute pièce. Mais cela n’allait pas durer. Comme aucune rivière n’alimentait durablement le lac, il commença progressivement à s’assécher. Les terres sur lesquelles il s’était formé étaient chargées de sel, qui s’était accumulé dans l’eau ; avec l’évaporation, le taux de salinité avait énormément augmenté, dépassant celui de l’Océan Pacifique. L’agriculture intensive dans la région avait provoqué d’importantes pollutions en pesticides, là aussi aggravées par l’assèchement progressif du lac. Et la situation n’avait fait qu’empirer d’année en année.

Je me suis arrêté dans le village de Bombay Beach, sur la rive est de Salton Sea. Enfin devrais-je plutôt dire, proche de la rive est… L’assèchement du lac était ici bien visible, et l’eau s’était retirée à plusieurs dizaines de mètres. L’espace intermédiaire était couvert d’une croûte de sel, et jonché de nombreux cadavres de poissons malodorants. A ma gauche, les restes d’un parc de jeux pour enfants avec un bateau-pirate en bois pourrissaient lentement. A l’époque de sa prospérité dans les années 1950, Bombay Beach attirait des centaines de milliers de touristes chaque année. C’était devenu une ville fantôme laissée à l’abandon.

J’étais incapable d’imaginer à quoi le lieu pouvait ressembler à cette période dorée, et il y avait un côté glaçant à parcourir ses rues désertes, me faisant frissonner malgré la chaleur. Je ne me suis pas attardé et j’ai vite repris la route. Une heure plus tard, j’arrivais au Parc National de Joshua Tree, un autre endroit que j’avais coché sur ma liste de lieux à découvrir. Les images de désolation que j’avais eues sous les yeux s’effacèrent peu à peu, laissant à nouveau place à l’émerveillement d’être dans ce pays : après tout, ce road trip ne faisait encore que commencer.

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