Viv & Craig - mes premiers amis Australiens

J’ai atterri pour la première fois sur le sol australien le mercredi 29 juin 2016. J’ai d’abord séjourné pendant deux jours à Byron Bay, célèbre village balnéaire sur la côte est, puis je suis parti explorer l’intérieur des terres. J’avais réservé une chambre en Airbnb dans la petite ville de Murwillumbah, chez un couple extrêmement accueillants : Viv & Craig, mes premiers amis Australiens. Cette rencontre m’a durablement marqué, au point d’en rédiger le récit dans un chapitre du livre que j’ai commencé à écrire en 2021. Je n’ai malheureusement jamais eu l’occasion de les revoir, et c’est sur Facebook que j’ai appris le décès de Craig, le 9 mai 2022. Il avait lu ce récit, que je leur avais envoyé quelques mois auparavant, et je sais qu’il l’avait apprécié. Un an après, j’ai eu envie de le publier ici sous une version légèrement retravaillée mais malgré tout très fidèle à la réalité, en hommage à Craig et en souvenir de cette rencontre inoubliable.

J’ai adoré mon bref séjour à Byron Bay. C’était l’introduction idéale pour ce voyage aux antipodes : pas encore trop aventureux mais déjà totalement dépaysant, pas complètement hors du commun mais malgré tout grandiose et inoubliable. Le soir de mon arrivée, je suis resté pendant plusieurs heures face à l’océan Pacifique que je contemplais pour la première fois de ma vie, assis sur un rocher dominant la plage principale de Byron Bay et sa population de surfeurs inlassablement à la recherche de la vague parfaite. Au moment du coucher du soleil, le paysage que j’avais sous les yeux avait pris une fabuleuse teinte cuivrée, du phare du cap Byron à ma droite jusqu’à la silhouette du Mont Warning, loin sur ma gauche. Le lendemain, je suis allé me promener jusqu’à ce fameux phare, admirant à nouveau un panorama exceptionnel : côté nord, la vaste baie au bord de laquelle je m’étais assis la veille ; côté sud, une interminable plage de sable blanc qui semblait s’étirer jusqu’à l’infini. J’eus même la chance d’apercevoir trois ou quatre baleines, suffisamment proches de la rive pour que j’entende avec émotion le bruit puissant de leur souffle lorsqu’elles remontaient à la surface. Le jour suivant enfin, je me suis levé aux aurores pour admirer cette fois un splendide lever de soleil. J’avais l’impression d’être seul au monde et je me sentais incroyablement détendu, à mille lieux de l’anxiété qui m’avait accablé au moment de quitter l’Europe.

Il est désormais temps que j’aille voir à quoi ressemblent les environs. Les conditions sont parfaites lorsque je quitte la ville au volant de ma voiture de location. Le ciel est resté uniformément dégagé depuis mon arrivée et les températures agréables dans la journée me font oublier que c’est ici le milieu de l’hiver austral, bien que l’on soit le 2 juillet. C’est la première fois que je m’aventure un peu plus à l’intérieur des terres, mais l’océan Pacifique n’est jamais très loin pour autant. Régulièrement, lorsque la route s’élève, son immense masse bleutée apparait à l’horizon. J’aperçois même à deux ou trois occasions la silhouette blanche du phare de Byron Bay dans le lointain, perché en haut de son promontoire rocheux. Les paysages vallonnés et verdoyants qui m’entourent sont magnifiques, mais ils ne ressemblent en rien à l’image de l’Australie que j’avais en tête. Sans l’aspect inhabituel de certaines plantes tropicales, je pourrais me croire dans la campagne européenne. Loin de me décevoir, ce spectacle inattendu me réjouit, me faisant découvrir un aspect du pays que j’ignorais.

En fin d’après-midi, je me rends à Murwillumbah, un petit village à une cinquantaine de kilomètres de Byron Bay. J’y ai réservé une chambre pour deux nuits chez un couple de retraités du nom de Craig et Vivian. C’est cette dernière qui m’accueille à mon arrivée. Elle est petite et menue avec les cheveux frisés, et un large sourire se dessine sur son visage. Elle entame aussitôt la conversation, les mains posées sur les hanches, me demandant comment s’est passé mon voyage et réclamant que je l’appelle Viv plutôt que Vivian. Craig nous rejoint quelques instants plus tard, vêtu d’un tablier de jardinage kaki. Il est nettement plus grand qu’elle et dégage une impression d’énergie et de vitalité. Seuls sa moustache, son bouc et quelques cheveux blancs entourant un crâne bien dégarni trahissent son âge. Les échanges que j’avais eu avec eux par mails avant mon départ avaient été très sympathiques, mais ils se révèlent encore plus amicaux en personne.

Craig me montre la dépendance dans laquelle je vais séjourner, puis il propose de me faire visiter leur propriété. Ils habitent un peu à l’écart du village, près d’une rivière qui s’écoule paisiblement depuis les collines boisées que l’on distingue non loin, dans une maison de plain-pied dont le large toit en pente douce doit offrir une ombre bienvenue en été. Leur vaste terrain parfaitement entretenu est bordé de chaque côté par des palmiers et des plantes exotiques aux fleurs colorées. La partie en contrebas sert de potager, tandis qu’une clôture sur la droite délimite la basse-cour. Mon hôte semble particulièrement fier de son élevage de poules et d’oies, qui cancanent joyeusement en le voyant approcher. Je lui demande combien il en possède tandis qu’il leur jette quelques graines.

« J’ai quatre oies et dix poules, répond-il. Mais une de mes poules a été mangée par un serpent la semaine dernière.
-Par un serpent ? dis-je, effaré et les yeux écarquillés.
-Oui, un python. Il y en a souvent par ici. »

En guise de preuve, il me tend son téléphone sur lequel on peut voir la photo d’un reptile aux écailles grises et vertes olive qui me parait immense, et dont le corps est curieusement gonflé à la moitié de sa longueur par la forme de la malheureuse poule en cours de digestion. On reconnait clairement le potager à l’arrière-plan : pas de doute, ce cliché impressionnant a bien été pris à l’endroit même où nous nous tenons. Je me demande comment je réagirais si je devais faire face à une telle créature…

« Il fait au moins trois mètres de long !
-Oh, un peu plus je pense, plutôt dans les trois mètres cinquante. Mais les pythons ne sont pas dangereux, ils n’ont pas de venin, et ils aident à limiter le nombre de souris. Pour s’en débarrasser, il suffit de les attraper par l’arrière de la tête et par la queue, de les fourrer dans un grand sac et d’aller les jeter plus loin dans le bush, m’explique-t-il calmement tout en mimant les gestes. Ça leur prend un moment avant de revenir jusqu’ici ! Il faut juste veiller à ce qu’ils ne puissent pas s’enrouler autour de toi. Ça m’est arrivé une fois, j’avais une mauvaise prise et il s’était entortillé autour de mon bras. Je commençai à ne plus avoir de sensations dans la main et j’ai eu du mal à m’en défaire. »

Je doute d’être capable de faire preuve d’un tel flegme si cette situation venait à m’arriver, mais heureusement aucun serpent d’aucune sorte ne vient troubler la quiétude de ce moment. Le temps semble comme suspendu en ce début de soirée. Il n’y a pas un souffle de vent, et l’atmosphère est emplie de l’agréable odeur de la terre du potager fraichement retournée là où travaillait Craig avant mon arrivée. Son savoir à propos de l’Australie semble sans limite, qu’il s’agisse d’histoire, de géographie, ou de ces innombrables créatures si étranges qui peuplent le pays. Je bois littéralement ses paroles, sans voir le temps passer, jusqu’à ce que la lumière dorée de la fin de journée laisse petit à petit la place à la pénombre du crépuscule. Ce n’est que lorsque Viv nous appelle pour nous prévenir que le dîner sera bientôt prêt que je réalise qu’il fait déjà presque nuit. Je n’ai pas du tout envie de ressortir pour chercher à manger, et je suis ravi de leur proposition de me joindre à eux.

Ce sont les premiers Australiens dont je fais réellement la connaissance et je brûle d’envie de leur poser des dizaines de questions, sans trop savoir par où commencer. Devant mon niveau d’anglais assez moyen, Viv décide tout d’abord de m’enseigner quelques expressions locales. Elle m’explique notamment qu’il est habituel ici de raccourcir les mots : brekkie au lieu de breakfast, arvo au lieu d’afternoon, mozzies au lieu de mosquitoes, ou bien encore g’day en guise de salutation amicale.

« Cela marche même pour les noms propres : il n’y a pas de McDonald’s en Australie, seulement des Macca’s ! Ce qui ne rend pas leur nourriture meilleure pour autant… Et puis si tu veux devenir un vrai Australien, il y a une phrase qu’il faut que tu retiennes absolument : ‘‘no worries mate!’’, pas de problèmes mon pote, tout va bien ! Qu’importe la contrariété, il faut toujours savoir rester positif. »

Plus tard au cours du repas, je découvre également que mes hôtes sont tous deux très impliqués dans la vie sociale de leur petite ville, bénévoles dans plusieurs associations locales et fervents militants écologistes. Craig se montre d’ailleurs assez critique sur la politique menée par le gouvernement sur le plan environnemental, me dévoilant un aspect du pays un peu moins reluisant que j’ignorais encore.

« Un couple d’amis et un de nos deux fils et sa compagne viennent manger avec nous demain soir. Nous parlerons sans doute beaucoup de politique, mais si cela t’intéresse nous serons ravis de t’avoir à nouveau à notre table » me suggère gentiment Viv en guise de conclusion, pour mon plus grand plaisir.

Les effets du décalage horaire qui avaient perturbé mon sommeil lors de mes premières nuits à Byron Bay se sont atténués, et je me réveille en pleine forme le lendemain matin. Après quatre jours en Australie, je commence doucement à m’accoutumer à certains des aspects de la vie quotidienne qui m’avaient semblé les plus insolites à mon arrivée : la conduite à gauche, les panneaux de signalisation routière inhabituels, ces étranges billets de banque que j’arrive maintenant à distinguer à leur couleur… D’autres détails me surprennent toujours autant en revanche, comme la politesse presque exagérée des gens dans les magasins ou bien la large proportion de 4×4 et de pick-ups parmi les véhicules en circulation. Et puis il y a cette végétation tropicale omniprésente, ces eucalyptus dont le parfum camphré me parvient parfois avec la brise, ces chants d’oiseaux que j’entends pour la première fois, ces habitations basses toutes similaires avec leurs larges terrasses et leurs toits en tôle ondulée, ces écoliers en uniforme, héritage incongru de la colonisation britannique… Toutes ces différences avec mes habitudes me ravissent, chaque nouvelle chose sortant de l’ordinaire m’enchante. Seule petite déception : je n’ai toujours pas vu le moindre kangourou.

Je passe la journée à me promener autour de Murwillumbah. Je grimpe notamment jusqu’au sommet du Mont Warning, cette montagne qui se découpait à l’horizon lorsque j’étais à Byron Bay, bien plus poétiquement nommée Wollumbin qui signifie « attrape nuages » en langage aborigène local. La vue qui m’attend en haut est splendide : vers l’ouest, de longues chaînes de collines boisées s’étirent à perte de vue, vestiges d’une intense activité volcanique ayant eu lieu des millions d’années auparavant, entrecoupées de vallées d’un vert vif là où l’élevage et l’agriculture ont remplacé la forêt. Côté est, le relief s’adoucit en direction de l’océan Pacifique tout proche, immense masse bleue s’étendant à l’infini. Le ciel est parfaitement dégagé, et je distingue à la fois la péninsule du Cap Byron et le point blanc de son phare vers le sud ainsi que, plus au nord, les silhouettes des gratte-ciels de la Gold Coast.

Malheureusement, j’ai découvert plusieurs années après cette promenade que le sommet de Wollumbin était un lieu sacré pour les aborigènes. Tout comme Uluru, l’ascension en était fortement déconseillée par respect pour leurs traditions, et je regrette de ne pas l’avoir su à l’époque et d’être monté malgré tout. Le chemin conduisant au sommet a été fermé en 2022.

Lorsque je reviens chez Viv et Craig aux alentours de 17h, leur fils Jake et sa compagne Sally sont déjà arrivés, ainsi que leur couple d’amis de longue date Chris et Kerry. Je comprends vite qu’il ne s’agit pas d’un simple dîner hebdomadaire. Ces derniers vivent à Sydney, et ils revoient Viv et Craig pour la première fois depuis plusieurs mois. Je ne me sens pas tout à fait à ma place au milieu de ces joyeuses retrouvailles, un peu mal à l’aise d’assister à ce moment d’intimité familiale. J’ai l’impression d’être un intrus abusant de l’hospitalité de mes hôtes, mais fort heureusement ceux-ci ne semblent pas partager cet avis. Tous se comportent avec moi comme si j’étais un invité d’honneur à ne surtout pas négliger. Viv et Sally m’interrogent sur ce que j’ai prévu de faire dans les prochains jours ; Jake me demande si son père ne m’a pas trop embêté avec sa passion pour ses gallinacées, faisant rire ce dernier ; Chris et Kerry me font promettre de leur rendre visite quand je serais à Sydney. Plus la soirée avance et plus ma gêne diminue. Mes dernières réticences finissent par disparaître dans un grand éclat de rire lorsque j’essaye maladroitement d’employer quelques-unes des expressions que Viv m’a enseignées la veille.

Après le repas, nous nous asseyons tous dans le salon et la conversation finit rapidement par tourner autour de la politique australienne, comme l’avait prédit Viv. J’essaye de me concentrer pour suivre la discussion, mais je ne connais ni le contexte général, ni les personnalités dont il est question, et mon attention finit par faiblir. L’ambiance chaleureuse de cette soirée me fait soudain réaliser à quel point je suis loin de ma famille et mes amis, et pour la première fois depuis mon arrivée en Australie un sentiment de manque et une profonde mélancolie m’envahissent. Afin que mes hôtes ne s’aperçoivent pas de l’émotion qui m’étreint, je prétexte un trop plein de fatigue pour les abandonner et sortir faire quelques pas dans leur jardin.

Il n’y a toujours pas le moindre nuage, et je suis alors ébloui par l’extraordinaire beauté du ciel nocturne au-dessus de moi. Jamais encore dans ma vie je n’ai contemplé une voûte céleste d’une telle pureté, illuminée de millions d’étoiles, au milieu de laquelle la voie lactée brille avec une intensité exceptionnelle. Je reste bouche bée devant ce spectacle fabuleux, le cœur battant et les larmes aux yeux. Mais celle qui finit par rouler sur ma joue n’est pas une larme de tristesse. C’est un mélange entre une certaine nostalgie du passé que cette soirée a réveillé, et l’exaltation intense de savoir que je ne suis qu’aux prémices d’une nouvelle vie qui s’annonce palpitante. Une chose est sûre, je n’oublierai jamais ni cette merveilleuse introduction ni cette formidable première rencontre.

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Trois mois plus tard, Viv, Craig, Chris et Kerry sont partis voyager en Europe quelques semaines. Parmi leurs destinations, la Bretagne, avec le temps d’une journée une guide très particulière : ma mère ! Sachant qu’ils allaient voyager près de chez moi, je les avais mis en relation et là aussi le courant est immédiatement passé entre eux. Mais c’est une autre histoire…

En ce qui me concerne, je me suis toujours dit que si je retournais dans la région de Byron Bay, je ferais obligatoirement un détour par Murwillumbah pour rendre visite à Viv et Craig. Malheureusement l’occasion ne s’est jamais présentée et c’est avec beaucoup de tristesse que j’ai appris le décès de Craig le 9 mai 2022, sans jamais avoir eu la chance de le revoir.

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