Un voyage chaotique en Amérique du Sud
J’ai toujours eu beaucoup de chance dans mes voyages. Je n’ai jamais eu d’accident ou de grave ennui de santé, ni même subi d’annulation de vol en dernière minute. La plus grosse contrariété qui me soit jamais arrivé, c’est la perte de mon bagage à l’aéroport de Bangkok au tout début de mon premier périple vers l’Australie en 2016. Mais ça, c’était avant d’aller en Amérique du Sud. Voici le récit d’un voyage chaotique que je ne suis pas près d’oublier…
Cela faisait longtemps que j’avais en tête de parcourir l’Amérique du Sud pendant plusieurs mois, le long de la cordillère des Andes. J’ai finalement mis ce projet à exécution en décembre 2022, avec des ambitions revues légèrement à la baisse mais pour un voyage qui devait tout de même me conduire en six semaines de Lima au Pérou jusqu’à Santiago au Chili, en passant par la Bolivie et peut-être le nord de l’Argentine. Je l’ignorais encore, mais je n’allais jamais franchir la frontière de ces deux derniers pays.
Voyager en Amérique du Sud n’est pas anodin, surtout lorsque comme moi on ne parle pratiquement pas un mot d’Espagnol. Les risques liés à l’insécurité sont réels, le mal des montagnes peut s’avérer dangereux en haute altitude, et l’eau du robinet n’est pas potable dans la majeure partie du continent. Mais je m’y étais préparé, et cela n’empêche pas non plus des millions de touristes de s’y rendre chaque année. D’ailleurs tout avait commencé pour le mieux. Le premier jour à Lima, j’étais tombé par hasard sur un festival de danses traditionnelles. En discutant avec un couple de participants j’avais même réussi à assister aux représentations privées le lendemain, seul touriste présent dans l’auditorium. Quelle chance !
Pendant deux semaines, j’allais profiter au maximum de mon séjour au Pérou, des dunes de sable de Huacachina à la ville blanche d’Arequipa, du désert de Paracas aux mystérieuses lignes de Nazca. Au hasard d’une discussion avec notre guide lors d’une randonnée en groupe dans le canyon de Colca, j’avais toutefois appris que la situation politique était particulièrement instable dans le pays. Selon lui, le président en place Pedro Castillo n’allait « certainement pas finir l’année ». Je me souviens sur le moment m’être fait la réflexion que cela risquait de provoquer quelques remous si sa prédiction s’avérait juste. Je n’imaginais pas à quel point.
Mon guide avait vu juste. Deux jours plus tard, visé par une procédure de destitution, Pedro Castillo tentait un coup d’état pour rester au pouvoir. Son entreprise échouait et la vice-présidente Dina Boluarte prenait la tête du pays, tandis qu’il était arrêté dans sa voiture alors qu’il tentait de fuir Lima. Cela allait mettre le feu aux poudres dans le pays. Originaire d’un milieu pauvre, Castillo était extrêmement populaire parmi la frange défavorisée du Pérou, qui avait voté massivement pour lui lors de son élection. La procédure de destitution à laquelle il cherchait à échapper était perçue comme une volonté des élites de se débarrasser de cet instituteur syndicaliste gênant, une impression que la nomination de l’avocate Dina Boluarte (pourtant issue du même parti que Castillo) allait encore renforcer. En l’espace de quelques jours, tout le pays se souleva.
Pepe, mon guide lors de cette randonnée dans le canyon de Colca
Pour ma part, je n’étais au courant de rien ou presque. En arrivant à Cusco, j’avais appris la nouvelle du coup d’état raté, mais la situation semblait alors sous contrôle. J’avais continué mon voyage à travers les ruines Incas de la Vallée Sacrée jusqu’au mythique Machu Picchu, coupé du reste du monde au cœur des Andes. C’est en revenant à mon auberge de jeunesse à Cusco que j’avais compris que quelque chose ne tournait pas rond. L’atmosphère était tendue, la plupart des gens consultaient nerveusement leur téléphone ou discutaient en petits groupes, le visage fermé. C’est une fille de mon dortoir qui m’avait expliqué ce qui se passait :
« Apparemment des manifestants ont envahi l’aéroport de Cusco et tous les vols sont suspendus. Il y a des barrages sur les routes principales, plus aucun bus ne circule. En gros, on est coincés ici ! »
Partout dans les régions rurales du Pérou dont Cusco fait partie, les protestations avaient pris de l’ampleur. Certaines manifestations avaient été réprimées avec violence, et on parlait déjà de plusieurs morts. Cinq aéroports étaient fermés. Quelqu’un me montra la photo d’une route sur laquelle d’énormes blocs de pierre bloquaient le passage. En un instant, une véritable chappe de plomb m’était tombée dessus. Je n’avais aucun moyen de quitter Cusco, et j’étais à la merci d’une situation potentiellement explosive.
Les 24 premières heures furent les plus angoissantes. Personne ne savait comment les choses allaient évoluer et si notre sécurité était réellement garantie. Dans la journée, je me risquai à faire un tour en ville avec quelques autres voyageurs. Il n’y avait pas la moindre circulation (j’appris plus tard que des barrages routiers avaient été installés tout autour de Cusco), la présence policière était fortement renforcée sur la Plaza de Armas, mais en-dehors de quelques petits groupes de manifestants reprenant en cœur des slogans dont je pouvais imaginer la teneur, l’atmosphère était plutôt calme. Selon toute vraisemblance, et à moins que la situation ne s’envenime sérieusement, nous n’étions pas en danger. Je découvris aussi que j’avais été plutôt chanceux de pouvoir revenir à Cusco. Mon groupe fut parmi les derniers à quitter Aguas Calientes, le village au pied du Machu Picchu, accessible uniquement en train. La voie ferrée ayant été endommagée, des centaines de voyageurs n’eurent d’autre choix que d’effectuer le trajet d’une trentaine de kilomètres à pied…
Restait à savoir quand nous allions pouvoir quitter Cusco, et comment tuer le temps d’ici-là. Cette situation si particulière avait au moins eu le mérite de renforcer les liens entre les nombreux backpackers qui comme moi étaient piégés sur place. Un petit groupe s’était rapidement formé parmi ceux qui séjournaient dans mon auberge de jeunesse. Pendant plusieurs jours, nos activités quotidiennes consistèrent en de longues balades dans Cusco, des dîners au restaurant (la plupart étaient restés ouverts) et des soirées au bar de l’auberge. Avec Pierre-Alexandre, un autre Français, nous organisâmes des « Jeux Olympiques » consistant en un tournoi de baby-foot, tennis de table et beer-pong auxquels s’inscrivirent pas moins de 16 participants – qui allaient crier à la corruption lorsque Pierre-Alexandre et moi remportèrent la compétition et le prix offert gracieusement par le personnel de l’auberge, à savoir une bouteille de rhum ! Nous assistâmes aussi avec tristesse à la finale de la Coupe du Monde de football perdue face à l’Argentine, dans un bar à l’ambiance survoltée où les supporters sud-américains étaient en large majorité.
Je ne fis face qu’à deux moments réellement anxiogènes. D’abord cette soirée où j’avais croisé plusieurs personnes fuyant devant un groupe de manifestants particulièrement remontés, criant aux commerçants de se barricader au plus vite, puis lorsque l’état d’urgence avait été décrété dans le pays avec la mise en place d’un couvre-feu et le déploiement de l’armée, nous faisant redouter une flambée de violence. Mais cela avait heureusement permis aux autorités de reprendre le contrôle de l’aéroport de Cusco. Six jours après le début du blocage, je montai dans un avion à destination de Lima, puis le lendemain pour Santiago au Chili. J’étais à la fois soulagé et triste. Je laissais derrière moi sans espoir de retour des lieux que je rêvais de voir, comme la montagne arc-en-ciel ou le lac Titicaca à la frontière avec la Bolivie. Sur un voyage d’un mois et demi où chacune de mes journées devait être bien remplie, j’avais perdu une semaine. Sans compter enfin le coût supplémentaire des billets d’avions achetés en dernière minute. Mais ma situation restait malgré tout largement plus enviable que celle de ces millions de Péruviens se battant pour améliorer leurs conditions de vie, au péril de leur existence. J’étais en bonne santé, j’avais malgré tout pu découvrir plusieurs lieux extraordinaires, et j’allais pouvoir continuer mon voyage en toute sécurité.
*****
Ce récit aurait pu s’arrêter là. Ce ne serait resté qu’une péripétie malheureuse ayant gâché une partie de mon séjour. Mais les dix jours qui suivirent allaient rendre ce voyage inoubliable, pour le meilleur et surtout pour le pire.
Après Lima, je m’envolai pour Santiago où j’atterrissais en pleine nuit, épuisé mais impatient de reprendre mon itinéraire. Seulement voilà, mon sac à dos lui n’était pas arrivé en même temps que moi… Six ans après la même mésaventure à Bangkok, mon bagage avait à nouveau été égaré. Je le récupérais heureusement dès le lendemain soir, mais la seconde partie de ce séjour ne débutait pas de la meilleure des manières.
Les jours suivants se déroulèrent cependant sans encombre. Je fêtai Noël à Valparaiso avec un groupe d’amies rencontrées à Cusco (Ilana et Lucie, Françaises, et Sabrina, Belge), puis avec Sabrina je pris la direction du nord et du désert d’Atacama. Après une escale dans la ville côtière de La Serena, un trajet nocturne en car de près de quatorze heures nous attendait jusqu’à Calama, aux portes du désert. Si les bus que j’avais pris au Pérou étaient en général assez confortables avec des sièges inclinables pratiquement jusqu’à l’horizontale, ce n’étais pas le cas de celui-ci. En arrivant à Calama, j’avais le dos en compote, j’étais fatigué par le manque de sommeil, et plus inquiétant, une douleur sourde était apparue dans ma gencive.
Le temps de récupérer notre voiture de location puis de parcourir la centaine de kilomètres nous séparant du minuscule village de San Pedro de Atacama, notre camp de base pour les prochains jours, cette douleur s’était quelque peu atténuée. Nous nous étions d’abord promenés dans les ruines d’un ancien village sur les hauteurs de San Pedro. Du mirador au sommet, la vue sur les environs était à couper le souffle : les extraordinaires formations rocheuses de la Vallée de la Mort en contrebas, les immenses étendues désertiques à perte de vue, et le cône parfait du volcan Licancabur à pratiquement 6000m d’altitude dans le lointain. Nous avions ensuite rejoint notre auberge de jeunesse pour y passer la soirée. C’est là que la douleur avait ressurgi, profonde, lancinante, et rapidement insoutenable.
Le lendemain matin, après une nuit où je n’avais pratiquement pas fermé l’œil, je n’avais pas eu d’autre choix le que d’aller voir un dentiste. Il n’y en avait aucun à San Pedro, et j’avais dû refaire la route en sens inverse jusqu’à Calama. Celui que j’avais consulté m’avait diagnostiqué une infection de la gencive et m’avait prescrit des antibiotiques et anti-douleurs. J’espérai que tout allait rapidement rentrer dans l’ordre, mais ce ne fut pas le cas. Mes dents me faisaient constamment souffrir, malgré les pilules analgésiques que je gobais quasiment en continu. Je ne dormais plus, je pouvais difficilement manger, et je me sentais tellement épuisé que je n’avais plus la moindre énergie pour aller explorer les innombrables merveilles naturelles de la région.
Sabrina et moi avions prévu de passer quelques jours à Atacama puis de participer à un tour organisé dans le Salar d’Uyuni en Bolivie. De là, elle continuerait vers le nord du pays tandis que je passerais la frontière avec l’Argentine avant de redescendre jusqu’à Santiago, où mon voyage devait s’achever quinze jours plus tard. Cette infection allait tout changer. Je rêvais de découvrir le Salar d’Uyuni mais je décidai d’annuler, la mort dans l’âme, craignant que mon état de santé empire et ne voulant pas prendre le risque d’être dans une région encore plus isolée si cela devait se produire. A la place, je réservai un bus jusqu’à Salta en Argentine, où j’aurais plus facilement accès à des soins si nécessaire.
Au bout de deux jours, j’essayai de passer outre la douleur et j’accompagnai Sabrina et Humaam, un Canadien rencontré à notre auberge, pour une excursion jusqu’à une lagune au sud de San Pedro. Nous roulions depuis une demi-heure environ lorsque notre voiture heurta de plein fouet un trou dans la chaussée. Bilan : un pneu crevé, et la fin de la promenade. Il nous fallut plus de deux heures pour changer la roue puis faire le trajet jusqu’à l’agence de location à Calama. C’était le rebondissement de trop pour moi. De retour à San Pedro, j’éclatai en sanglot à la fois de douleur, d’épuisement et de frustration. Je n’avais plus qu’une seule envie, celle de rentrer à la maison. Le soir même, je pris un vol pour Santiago, puis le lendemain de Santiago à Paris. C’était le 31 décembre, et pour la première fois de ma vie je passais le réveillon dans un avion, l’esprit embrumé par les médicaments. J’espère que cela restera la seule fois.
Coïncidence ou effet des médicaments, mes douleurs à la gencive commencèrent à se résorber à mon arrivée en France (j’allais cependant devoir débourser plus de 1500€ de frais dentaires auprès d’un spécialiste dans les semaines suivantes pour soigner l’infection). Mais je ne regrettais pas ma décision ni mon retour prématuré, deux semaines plus tôt que prévu. En l’espace de quinze jours, j’avais subi un coup d’état, un bagage perdu, une infection de la gencive et un pneu crevé au milieu du désert. Je n’étais pas le seul à avoir vécu un voyage très particulier : Sabrina avait été victime d’un vol assez violent à Santiago (un homme lui avait arraché son collier en pleine rue et s’était enfui en courant), et Lucie s’était fait dérober son sac à main à Cusco, contenant tous ses papiers, son passeport et sa carte de crédit. D’ailleurs elle aussi avait choisi de rentrer en France prématurément. Quand les éléments sont aussi contraires, il faut parfois savoir se résoudre à abandonner… L’Amérique du Sud n’était peut-être pas un continent pour nous, tout simplement !
Pour ne pas finir ce récit sur une note trop négative, je voulais quand même lister les quelques aspects positifs de ce voyage. J’ai malgré tout pu découvrir un grand nombre de lieux exceptionnels, parmi lesquels bien sûr le Machu Picchu, même si par malchance je l’ai visité sous la pluie et au milieu des nuages… J’ai aussi eu un coup de cœur pour la ville très colorée de Valparaiso au Chili.
Mais ce sont surtout ces innombrables rencontres qui m’ont marqué pendant ce séjour. Impossible d’oublier tous les backpackers dont j’ai fait la connaissance à l’auberge de jeunesse Pariwana à Cusco (auberge que je recommande d’ailleurs chaudement), au premier rang desquels Ilana, Lucie et Sabrina que j’ai ensuite retrouvées au Chili, et Pierre-Alexandre qui avait lui choisi de rester au Pérou.
Il y a eu aussi les nombreux voyageurs croisés dans les premières semaines de mon séjour (je ne vais pas tous les citer ici), mais la rencontre la plus marquante de toutes c’est celle de Matias à Santiago. C’est un ami commun qui avait fait sa connaissance quelques années auparavant qui nous a mis en relation et je ne peux que l’en remercier chaleureusement, tant Matias et sa famille sont des personnes extraordinaires. Ils m’ont hébergé pendant deux nuits dans leur petite maison au sud de Santiago, m’ont fait à manger, et m’ont même fourni des vêtements le temps que je récupère mon sac à dos ! Matias s’est aussi révélé un excellent guide de la ville, et grâce à lui j’ai pu découvrir un aspect du Chili que je n’aurais jamais connu autrement. Un immense merci à lui et à toute sa famille pour leur hospitalité et leur générosité hors du commun !
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